De l’asile à la ville : les CLSM au cœur d’une santé mentale citoyenne
À l’origine des CLSM : humanisme, résistance, engagement local
Pour comprendre la naissance des conseils locaux de santé mentale (CLSM), il faut remonter à l’après-guerre. L’expérience dramatique des asiles psychiatriques pendant la seconde guerre mondiale – où plus de 40 000 personnes internées sont mortes de faim – marque profondément les esprits. En parallèle, à l’hôpital de Saint-Alban (Lozère), soignants et patients résistent ensemble à l’occupation. Cet acte efface symboliquement la frontière entre les deux, et s’impose comme fondateur de la psychiatrie humaniste.
Ce contexte ouvre la voie à un bouleversement de la pensée psychiatrique. Inspirée par l’organisation territoriale de la psychiatrie catalane mise en place par François Tosquelles durant la guerre civile espagnole, une idée nouvelle émerge : celle de la sectorisation. Le principe est simple mais révolutionnaire pour l’époque : offrir des soins psychiatriques au plus près des lieux de vie, en inscrivant l’hôpital dans une logique territoriale. L’objectif est de sortir de l’asile, de favoriser la réinsertion, et de replacer le patient dans la cité.
Parmi les figures emblématiques de ce mouvement, Lucien Bonnafé incarne cette psychiatrie désaliéniste et engagée. À Sotteville-lès-Rouen, il observe que des patients, ayant fui l’hôpital après un bombardement, se portent mieux en retrouvant leur environnement familier. Il en déduit que le soin peut – et doit – se faire hors les murs. Devenu conseiller municipal à Corbeil-Essonnes, il milite pour une psychiatrie publique, citoyenne et municipale. C’est là que germe l’idée d’une psychiatrie intégrée à la vie locale.
Des idées avant-gardistes, mais difficiles à concrétiser
Dans les années 1970, plusieurs circulaires recommandent la création de conseils de santé mentale de secteur, mais ces dispositifs peinent à s’ancrer dans la réalité. En 1973, la création du syndicat de la psychiatrie rassemble les composantes de la société civile autour de la volonté d’une psychiatrie ouverte et démocratique, mais sans traduction durable dans les politiques publiques.
Quelques tentatives pionnières voient le jour, comme à Givors, où un conseil de santé mentale est mis en place avec la participation des habitants, des professionnels et des élus. Ce type d’initiative reste rare et souvent isolé. À l’échelle européenne, des avancées plus marquées sont observées : en Italie, le psychiatre Franco Basaglia révolutionne l’approche psychiatrique à Trieste, avec le soutien du président de province Michele Zanetti. Ce dernier met à disposition 400 appartements thérapeutiques pour proposer une alternative concrète à l’hospitalisation. Ces expériences renforcent l’idée que la psychiatrie peut être pensée comme une affaire de territoire et de démocratie locale.
Années 2000 : la bascule vers la santé mentale communautaire
À partir des années 2000, un tournant s’opère. La santé mentale émerge comme enjeu de santé publique à part entière, au-delà du soin médical. En 2000, les ateliers santé ville (ASV), créés pour réduire les inégalités de santé dans les quartiers prioritaires, deviennent des espaces de participation citoyenne. La santé mentale y trouve peu à peu sa place.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) accompagne ce changement en promouvant une approche communautaire de la santé mentale, fondée sur la participation, la prévention et l’inclusion. Cette vision fait écho aux travaux portés en France par des acteurs engagés.
Parmi eux, Jean-Luc Roelandt, psychiatre de service public, collabore étroitement avec les collectivités locales. Dans son secteur du 59G21, il développe avec plusieurs villes de la métropole lilloise un partenariat inédit : en quinze ans, 150 logements sont mis à disposition pour accueillir des personnes suivies en psychiatrie, dans une logique d’alternative à l’hospitalisation.
Ce rapprochement entre psychiatrie, élus et habitants est également porté par l’association Élus, santé publique et territoires (ESPT), à travers un plaidoyer fort pour faire de la santé mentale une compétence partagée à l’échelle locale.
Le rôle croissant des personnes concernées
En parallèle, les personnes concernées par des troubles psychiques revendiquent une participation active à leur parcours de soin. Inspirées par les mouvements issus de la lutte contre le sida (AIDES, Act-Up) ou par l’expérience des pair-aidants au Québec et aux États-Unis, elles demandent à être reconnues pour le savoir issu de leur expérience.
Les CLSM deviennent alors des espaces de dialogue et de co-construction, où professionnels, citoyens, élus et personnes concernées réfléchissent et agissent ensemble.
2016 : une reconnaissance officielle dans la loi
Après plusieurs années de développement local et de plaidoyer national, les CLSM sont officiellement reconnus par la loi de modernisation du système de santé de 2016. Ils y sont définis comme des outils de démocratie sanitaire, appelés à jouer un rôle central dans les projets territoriaux de santé mentale (PTSM).
La même année, une instruction conjointe de la Direction génération de la santé (DGS) et de l’Agence national de la cohésion des territoires (ANCT) appelle à leur généralisation, notamment dans les territoires relevant de la politique de la ville. En 2018, la Feuille de route « Santé mentale et psychiatrie » les intègre pleinement dans la gouvernance locale des politiques de santé mentale. Leur rôle est à nouveau affirmé lors des Assises de la santé mentale de 2021.
Plusieurs rapports publics — Haut Conseil de la santé publique, Cour des comptes, Assemblée nationale — saluent leur utilité dans la lutte contre les inégalités d’accès à la santé mentale et appellent à accroître leur soutien.
Un développement croissant, portée par les crises récentes
De 10 CLSM au début des années 2000 à 300 en 2025, avec de nombreuses créations en cours. La crise du Covid-19 a agi comme un catalyseur. Elle a révélé que la santé mentale n’est pas uniquement une affaire de soin médical, mais qu’elle est liée aux conditions de vie, à l’isolement, à l’accès aux droits, à l’environnement.
Dans ce contexte, l’Appel de Nantes, lancé en 2022 et signé par une trentaine de collectivités, marque un tournant symbolique : il affirme que la santé mentale doit être pleinement intégrée dans les politiques publiques locales, aux côtés de l’éducation, de la culture ou du logement.
Une histoire de décloisonnements
L’histoire des CLSM est celle de multiples décloisonnements :
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Celui de l’hôpital psychiatrique, désormais inscrit dans la cité
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Celui du métier de psychiatre, qui dépasse la clinique pour s’ouvrir aux enjeux sociaux
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Celui de la participation, qui fait des personnes concernées des acteurs à part entière